Photo:Rencontre Enrico Macias avec Bouteflika à Paris en 2000
Enrico Macias est un homme redoutable. Militant sioniste déclaré, il a
toujours entretenu des rapports ambigus avec l’Algérie, dont il a
largement contribué à imposer cette image de pays de la douceur de vivre
et de la kémia, une image qui a nourri tant de nostalgie chez les
pieds-noirs.
es tirades sur le pays du soleil et de la haine, de la joie de vivre
et de la passion, ce pays perdu dont on ne se console jamais, ont
arraché des larmes à de nombreuses générations de pieds noirs. Mais
Gaston Ghenaïssia–le vrai nom de Macias- n’a jamais abordé le volet le
plus sombre de son histoire algérienne. Il n’a jamais dit comment il a
lui-même contribué à mettre le feu à ce pays bien aimé.
Il a, en fait, réussi à maintenir un voile pudique sur son
militantisme de cette époque, un militantisme qui l’a mis dans la même
tranchée que Maurice Papon ! Enrico Macias évoque régulièrement sa
volonté de revoir son «pays natal», et comment il en est empêché. Sa
visite devait se faire en 2007, en compagnie de Nicolas Sarkozy.
Auparavant, il avait affirmé que le président Abdelaziz Bouteflika
lui-même l’avait invité, mais que des méchants, héritiers de la tendance
obscurantiste du FLN, s’étaient opposés à son retour.
Qu’en est-il au juste ? A Alger, on affirme officiellement qu’Enrico
Macias peut se rendre en Algérie quand il veut, mais qu’il est hors de
question d’en faire un évènement politique. Certains fonctionnaires
montrent un certain embarras devant le tapage médiatique provoqué par
Enrico Macias lui même. «Il n’a pas envie de revenir, il ne viendra pas,
et il le sait parfaitement», a déclaré, sûr de lui, un ancien haut
responsable.
«Et ce n’est pas seulement à cause de son soutien public à Israël»,
ajoute-t-il, estimant que le thème Algérie ne constitue pour Enrico
qu’un «fond de commerce». Pour cet homme, qui avoue avoir apprécié la
musique de Enrico dans sa jeunesse, Enrico Macias ne reviendra pas en
Algérie parce qu’il y a commis des crimes pendant la guerre de
libération.
Selon lui, Enrico faisait partie d’une milice locale, les «unités
territoriales», composées de partisans de l’Algérie française, qui
formaient des milices de supplétifs de l’armée coloniale. L’unité à
laquelle appartenait Enrico Macias a commis de nombreuses exactions, et a
participé à des ratonnades, affirme cet ancien haut fonctionnaire. A
cette époque, Enrico Macias est un jeune artiste prometteur, qui joue
dans la troupe du «Cheikh Raymond», le plus célèbre artiste juif de
Constantine.
Raymond Leyris est alors au faîte de sa gloire : notable de la
communauté juive, ami des «arabes» de la ville, il est riche et célèbre.
Sa musique est si appréciée qu’une jeune recrue FLN, en pleine guerre
d’Algérie, rejoint le maquis ALN en wilaya II avec des disques de
«Cheikh Raymond », nous raconte un ancien moudjahid qui a passé toute la
guerre dans le Nord Constantinois ! Raymond Leyris n’avait pas
d’enfants.
Il en a adopté deux, dont Enrico Macias. Celui-ci est donc à la fois
l’enfant adoptif, le disciple et l’héritier de CheiKh Raymond. A-til été
l’héritier en tout ? Seul Macias pourra le dire. En tous les cas, les
réseaux FLN avaient alors une conviction. Pour eux, Raymond Leyris avait
été contacté par les services spéciaux israéliens.
Il organisait des collectes, montait des réseaux, et travaillait en
sous-main avec les services spéciaux israéliens, qui avaient alors un
objectif : organiser le transfert massif des juifs des pays arabes vers
Israël. En Algérie, leur première cible était Constantine, avec ses
25.000 à 30.000 juifs : il y avait presque autant de juifs à Constantine
que dans les grandes villes israéliennes. En mai 2005, le journal
israélien Maariv citait un ancien officier du Mossad chargé de piloter
l’opération.
Cet officier affirme avoir recruté deux agents, Avraham Barzilaï et
Shlomo Havilio, qui arrivent dans la région de Constantine début 1956,
sous la couverture de modestes enseignants. Quatre mois plus tard, une
grenade explose dans un café fréquenté par les Juifs de Constantine, rue
de France. S’ensuit une opération de vendetta organisée par les
cellules mises en place par le Mossad, selon l’officier en question. Les
ratonnades font de nombreux morts.
L’historien Gilbert Meynier, qui l’évoque dans une de ses études, et
parle de «pogrom», est contraint à une longue mise au point. (http://
etudescoloniales.canalblog.com/archives/ 2007/03/14/4319574.html). Quel
est le rôle exact de Raymond Leyris ? Difficile à dire. Mais l’homme
surfe déjà sur une vague de célébrité et de respectabilité. Artiste
adulé, il a atteint une renommée qui va au-delà des communautés. Il est
le notable juif par excellence.
Il garde le contact avec les arabes qui veulent préserver la
communauté juive ; il reste l’interlocuteur des autorités coloniales au
sein de la communauté juive ; il poursuit une activité clandestine avec
le Mossad. Mais peu à peu, les réseaux FLN acquièrent la certitude que
Cheikh Raymond n’est plus un artiste aussi innocent. Il est partie
prenante dans l’action de réseaux que le FLN n’arrive pas encore à
identifier. Des témoins avaient vu des armes transportées à partir de
chez lui, en pleine nuit.
Au FLN, la prudence reste de mise. Des consignes strictes sont
données pour tenter de conserver de bonnes relations avec la communauté
juive. Des contacts réguliers sont établis. Début 1961, le FLN envoie de
nouveau un émissaire auprès des notables de cette communauté.
L’émissaire envoie un message à Raymond Leyris, et prend rendez-vous.
L’organisation fonctionne alors selon un cloisonnement très strict.
L’émissaire du FLN est tué alors qu’il gagnait le lieu du rendez vous.
Ce fait, troublant, intervient après d’autres évènements suspects.
L’organisation du FLN en tire une conclusion : seul Raymond Leyris
pouvait avoir organisé la fuite pour permettre aux autorités coloniales
d’éliminer le responsable du FLN. Les anciens moudjahidine de la Wilaya
II, qui étaient opérationnels à ce moment là, sont toutefois formels :
aucune instance du FLN n’a prononcé un verdict clair contre Raymond
Leyris.
Aucun responsable n’a, formellement, ordonné une exécution. Mais le
doute planait, et dans le Constantine de l’époque, ce n’est qu’une
question de temps. Le 22 juin 1961, neuf mois avant le cessez- le-feu,
Raymond Leyris croise Amar Benachour, dit M’Djaker, membre d’une cellule
locale de fidayine, qui l’abat en plein marché, devant des dizaines de
témoins. La personnalité de Amar Benachour, l’homme qui a abattu Raymond
Leyris, posera aussi problème.
Il s’agit en effet d’un personnage qui répond peu au profil
traditionnel du moudjahid. Benachour est plutôt un marginal, plus
branché sur le «milieu» que sur les réseaux nationalistes. Ce qui a
d’ailleurs jeté une ombre sur l’affaire : Benachour a vécu jusqu’au
début du nouveau siècle, mais l’opération qu’il a menée a toujours été
entourée de suspicion, certains n’hésitant pas à parler de provocation
ou de manipulation.
Plusieurs moudjahidine qui étaient dans la région au moment des faits
continuent d’ailleurs à soutenir l’idée d’une manipulation. La mort de
Raymond Leyris accélère le départ massif des juifs de Constantine, un
exode largement engagé auparavant par les catégories les plus aisées.
Mais la mort de Raymond Leyris sonne également le début d’une opération
de vengeance meurtrière, à laquelle Enrco Macias participe, selon des
moudjahidine de la Wilaya II.
Il est impossible d’établir exactement le bilan exact des expéditions
punitives. En 1956, après l’attentat de la rue de Constantine, Gilbert
Meynier n’écarte pas le chiffre de cent trente morts. En mai 1961, la
même folie furieuse se déchaîne mais, curieusement, affirme un
constantinois qui a vécu les évènements, les Juifs de Constantine
étaient plus préoccupés par l’idée de départ que par la vengeance.
A l’exception d’Enrico, qui garde un silence pudique sur cet période,
se contenant d’évoquer la mémoire de Raymond Leyris, un homme innocent
doublé d’un artiste qui aimait la vie, mais qui a été assassiné par le
FLN, selon lui. Selon cette image, très médiatique, Enrico lui-même
n’était qu’un jeune homme amoureux de la vie et des filles, un modeste
instituteur de campagne, devenu un immense artiste grâce à son talent.
A Chelghoum Laïd, où il a enseigné, son nom est connu mais il est
presque impossible de trouver des gens qui l’ont côtoyé. A Constantine,
par contre, un spécialiste de la musique affirme que de nombreux «ouled
el bled» lui rendent visite régulièrement en France. P ar ailleurs, le
discours de Enrico Macias a longtemps bénéficié d’une cacophonie chez
les responsables algériens, qui n’ont jamais adopté une position claire
sur le personnage.
En fait, côté algérien, plusieurs points de vue se côtoyaient : ceux
qui faisaient l’éloge de l’artiste, ceux qui prônaient la
réconciliation, ceux qui dénonçaient son soutien à Israël, et ceux qui
étaient d’abord soucieux d’établir les faits historiques. Un ancien haut
fonctionnaire af-firme toutefois que Enrico n’avait aucune chance de
revenir en Algérie. Les anciens pieds noirs étaient classés en plusieurs
catégories, explique ce fonctionnaire.
Enrico Macias fait partie d’une sorte de liste rouge officieuse, qui
comporte les noms de militaires, colons et ultras ayant commis des
exactions. Ceux-là ne peuvent pas entrer en Algérie, dit-il. Autre
détail troublant dans l’his toire d’Enrico : quand il sévissait au sein
des «unités territoriales», il collaborait avec un personnage célèbre,
Maurice Papon ! Celui-ci a en effet exercé comme préfet à Constantine,
où il a contribué à organiser de redoutables escadrons de la mort.
Milices, unités paramilitaires, escadrons de la mort, tout ce monde
collaborait joyeusement quand il s’agissait de réprimer. Des témoins
sont encore vivants. Autre curiosité dans l’histoire de Enrico Macias en
Algérie : les Ghenaïssia, sa famille, sont des Algériens pure souche,
installés en Algérie depuis plusieurs siècles, affirme un historien. Ils
se sont francisés à la faveur du décret Crémieux, qui offrait la
citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, en 1871.
A partir de là, les Juifs se sont rapprochés de l’administration
coloniale, accédant à l’école et à la citoyenneté. Mais une frange des
Ghenaïssia a gardé son ancienne filiation, prenant le chemin inverse de
celui de Enrico Macias. Ainsi, Pierre Ghenaïssia, né à Cherchell, a
rejoint les maquis du FLN en mai 1956 dans la région du Dhahra, entre
Ténès et Cherchell. Il est mort au maquis un an plus tard dans la région
de Chréa, près de Blida, comme combattant de l’ALN. A l’indépendance de
l’Algérie, une rue de Ténès, sur la côte ouest, a été baptisée à son
nom. Quelques années plus tard, elle a été rebaptisée rue de Palestine!
Abed Charef
source Q.o via Presse DZ.comsource Qo
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